Duel Bayrou – Mélenchon, ou la stratégie du détournement

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  1. Premier mouvement
  2. Second mouvement

Alors que l’apothéose du mouvement « Bloquons tout » était prévue pour le 10 septembre, F. Bayrou, sentant le grondement de la rue monter, a choisi de prendre les devants en engageant la responsabilité de son gouvernement, comme le lui permet l’article 49.1 de la Constitution.

Ce geste a eu pour effet de désamorcer l’élan populaire et la menace d’un blocage économique en divisant les forces rassemblées par LFI. L’agenda a dû être reconfiguré : la mobilisation a été reportée officiellement au 18 septembre[1], même si la date du 10 reste maintenue.

Dans ce duel, deux forces antagonistes s’affrontent : d’un côté, le gouvernement représenté par F. Bayrou (noté B dans la suite de l’article) ; de l’autre, les syndicats et les partis de gauche, vivifiés par J-L. Mélenchon (noté M).

Quels ont été les mouvements opérés par les deux camps, et avec quelles conséquences stratégiques, logiques et symboliques ?

Pour répondre, nous mobiliserons le concept de stratégie, entendu comme « la science de l’action humaine finalisée, volontaire et difficile »[2]. La situation est bien celle d’un affrontement entre deux adversaires[3]. Nous y ajouterons les notions de la logique traditionnelle[4], permettant de caractériser les mouvements propres à chaque stratégie et leurs effets.

La logique et son carré, repris par la sémiotique, définissent les relations suivantes entre les termes :

  • Contradiction : l’un est vrai si et seulement si l’autre est faux ;
  • Contrariété : les deux peuvent être faux, mais ne peuvent pas être vrais simultanément ;
  • Opposition : étymologiquement, définit une relation entre deux objets placés l’un en face de l’autre.

Premier mouvement

Le mouvement « Bloquons tout », initié dès le mois de mai par des groupes d’extrême droite, a progressivement gagné en ampleur durant l’été. La menace devient sérieuse lorsque M annonce s’y rallier lors de son meeting du 16 août.

Ce mouvement crée alors un risque majeur pour l’ordre public et, par extension, pour la légitimité du gouvernement. La stratégie offensive de M repose sur une rhétorique de submersion : amplifier, déborder et acculer. La force collective implique la majorité, et la majorité, en démocratie, l’emporte.

À ce stade, l’initiative est du côté de M. Elle se charge d’une dimension tragique : celle de l’attente suspendue, du « ce qui peut arriver et va arriver » le 10 septembre.

M postule, par ce premier déplacement, le face à face. En effet, l’opposition est bien, comme énoncé plus haut, l’alignement de deux objets. Il cherche à se placer en compétiteur, pour viser, plus tard et dans des conditions qui restent à l’état de potentialité, l’opération de substitution[5].

Or, la substitution symétrique n’est pas opérante ici. B ne peut endosser le rôle actuel de M. Le postulat de substitution demeure donc virtuel.

Mais l’opposition reste crédible, notamment aux niveaux des modalités :

  • Pour B, le lieu est l’organe législatif, la légitimité découle de la Constitution et se réalise par le vote.
  • Pour M, la rue prime : elle incarne la voix du peuple et s’exprime par la manifestation.

La rhétorique de M consiste à qualifier la politique gouvernementale de B comme « fausse », cristallisée par le vote du budget. La logique argumentative est claire : attribuer à la politique de B, dans l’esprit de l’opinion publique, la « fausseté », pour s’attribuer, rétroactivement et toujours par la logique de contradiction, la « véracité ».

Mais affirmer que l’autre a tort ne prouve pas pour autant que l’on ait raison. La stratégie de M repose donc sur un mouvement d’opposition (face-à-face) en postulant une logique de contradiction.

Second mouvement

La riposte survient le 25 août : B annonce un vote de confiance fixé au 8 septembre, soit 2 jours avant celle fixée par M. En cas de rejet, B devra démissionner. Par cet acte, il déplace la confrontation de la rue vers l’Assemblée et rend caduque la mobilisation du 10.

En effet, si le gouvernement devait tomber, la contestation prévue deux jours plus tard perdrait sa cible, son appui. La relation logique envisagée par M devient inopérante.

B désamorce ainsi l’offensive de débordement : à la manifestation, il oppose un acte de détournement (vers l’Assemblée) et de contention (par le vote). Il opère une parade d’autorité, réinscrivant la conflictualité dans le cadre institutionnel.

Ce geste incarne la rationalisation du dirigeant, au sens hégélien et platonicien : opposer au passionnel la force du rationnel, la tempérance, en déplaçant l’incertitude vers un cadre procédural maitrisé. Et parce que ses chances de conserver son poste sont minces, l’effet de surprise disparaît. C’est B qui instaure sa propre fin possible, et non M.

En distordant l’axe d’opposition sur lequel M voulait se placer, B reconfigure le jeu. M cesse d’incarner une figure trans-partisane pour redevenir un simple député.

Conclusion

M est donc renvoyé contre son gré, là où il ne s’y attendait pas. Il doit « forcer sa main » pour rester cohérent, quitte à être accusé d’irresponsabilité en ne votant pas la confiance le 8 septembre. Il est forcé de jouer sur le terrain de son adversaire, au moment choisi par lui.

Cet inversement dissout la charge tragique du suspens. L’incertain devient connu. Le renversement est total, précisément parce qu’il évite le renversement non désiré du premier ministre : en assumant être à l’origine de sa propre défaite potentielle, B prive son adversaire de la victoire symbolique de l’avoir fait tomber.

B « gagne » cette bataille d’un point de vue stratégique, car il est celui qui « fait-faire » à son adversaire, qui l’amène là où il le souhaite… du moins, jusqu’à la prochaine rencontre.

 

Sources

[1] https://www.francebleu.fr/infos/societe/tout-bloquer-le-10-septembre-ce-que-l-on-sait-de-l-appel-a-la-mobilisation-ne-sur-les-reseaux-sociaux-6469267

[2] T. de Montbrial et J. Klein (dir.), Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2000, p.527

[3] E. Bertin et N. Couégnas, Solutions sémiotiques, Lambert Lucas, 2005.

[4] https://www.universalis.fr/encyclopedie/contraires-et-contradictoires-logique

[5] « La substitution peut être envisagée comme une suppression-adjonction coordonnée : en effet, on supprime un élément et le remplace en en adjoignant un autre« . Nous ajoutons à cette définition la simultanéité et la symétrie des fonctions. Pour plus de détail, voir : http://www.signosemio.com/operations-de-transformation.asp

 


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