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Une vague insubmersible continue sa course lente et silencieuse. Les magasins deviennent des échoppes, leurs produits s’empoussièrent délicatement et les tabliers font leur apparition. Cela ne date pas d’hier, et pourtant tout nous y renvoie : la réification incessante du passé sous des codes marketing pluriels.
Les signes du temps
La tendance de l’authenticité qui irrigue les différents secteurs (mode, cuisine, santé) a laissé un héritage. Désormais, un passé idéalisé semble avoir organisé la forme de nos boutiques. La devanture en bois, couleur terne, dénotant l’usure du temps, rappelle un Paris du pavé, où la rue, les négoc’ de produit, faisait son cœur battant.

Cette involution est illustrée par un objet en particulier : la bouteille, qui devient, par la même occasion flacon. Un refus du matérialisme, de l’artifice, construisant l’objet comme une finalité épargnée par le système de marché standardisé.
Une typographie à empattement fin, une étiquette égratignée, tout juste sortie de la rame. Cette volonté de rendre le contenu si précieux se manifeste partout : les bouteilles d’alcool, les parfums, les produits de beauté…
Comment interpréter cette insistance sur la liqueur ? On n’a rarement vu une telle proximité entre les secteurs du soin et de la boisson. Plus généralement, c’est une focalisation sur l’essence du produit, son principe actif, qui doit éveiller la curiosité.
Poison et remède
Cette mise en scène fait écho à une époque où la conquête des ports d’Asie et la recherche médicale permettait de mieux comprendre certains phénomènes de fermentation et de conservation. Une de ces figures du passé était, parmi d’autres, l’apothicaire.
Son rôle millénaire fait de lui un ancêtre du pharmacien, qui alliait médecine et marchandise. Les fioles classées, le comptoir en bois, les onguents, les essences, les herbes, tout une myriade de contenant provoquant un sentiment d’immédiateté, de proximité, d’ordre et de connaissance.

Les codes marketing sont les suivants : la transparence, le salissant, mi-poussiéreux mi-vernis, cuivreux, d’un verre lourd et épais. Mais également des fioles et autres ustensiles de chimiste connotant la transformation des éléments, la dangerosité autant que la valeur.
Et c’est là tout l’essence – si l’on peut dire – du code, sa capacité à rendre présent et actif – si l’on peut encore dire – le pharmakon. A la fois remède et poison.

Le code nous ouvre sur tout un univers : la pharmacologie, la toxicologie et même l’alchimie. L’important, c’est, une fois de plus, la dose : le bienfait, à petite dose, peut devenir mortel en trop grande quantité. Comment ne pas penser au serpent d’Hippocrate ? Ce qui est issu du milieu naturel est récolté, mais doit être traité avec parcimonie.
Un passé idéalisé
Cette réification des essences renvoie à un imaginaire lointain, à une époque où l’Europe conquérante tentait de contrôler le commerce maritime. Dès lors, le transport et la conservation par bateau des biens est cruciale.
Une connotation marine illustrée par une forme particulière de bouteille : un goulot épaté, un corps court et large, un bouchon qu’on retire avec les dents puis qu’on recrache.

Cet imaginaire de la conquête commerciale coïncide également avec une société plus hygiéniste. Puisque l’on commence à comprendre d’où proviennent les maladies, le social devient plus propre. Certaines bactéries doivent être éliminées. Un assainissement général est de rigueur. D’où l’importance de l’alcool pour ses propriétés antiseptiques.
De la boisson à la mode
L’authenticité manifestée par des codes marketing ne s’arrête pas aux secteurs de la santé et de la boisson. Celui du vêtement est également contaminé, mais sous d’autres formes. L’opération reste cependant la même : elle consiste à remettre au goût du jour des imaginaires du passé.
Et certains signes extérieurs nous mettent sur la voie : une devanture en bois vieilli, une couleur ternie (bleuté, verdâtre ou brunie), un parquet, un comptoir, un lettrage grossi. Le magasin devient échoppe.

Côté produits, le jean est dur, rustre. Le tissu est pelucheux, la laine épaisse. Les matériaux ne recherchent pas la sophistication (du moins c’est ce que la confection veut laisser penser) mais, bien au contraire, la « priméité » de l’organique.
Et l’effet voulu est le même : donner tel quel un produit détourné du système standardisé, défait des artifices. Une quête du pur autant qu’une suppression du surplus. En se concentrant sur l’essentiel, la qualité suffit.
Cette réification du passé est difficilement hermétique à une seule époque. C’est peut-être là sa force : le passé est infini et les imaginaires sous-jacents autant de segmentations générationnelles. Un trentenaire n’a pas recours aux même imaginaires que le retraité.
Une autre marque de réactivation du passé sous des codes marketing, toujours dans le secteur de la mode, se concrétise dans l’habillement rétro. Les pièces des années 1980/90, il n’y a pas si longtemps considérées comme vulgaire, deviennent aujourd’hui signe d’une liberté de ton, d’un refus du conformisme.
L’incessant retournement
Grâce à cette invocation perpétuelle du passé, les bénéfices pour les vendeurs sont claires : une impression de dévouement au métier. Une vocation souvent associée à un refus de l’artificialité. Ce retour permanent construit un univers sensoriel riche par sa rigueur et sa cohérence. Reste à savoir quels sont les secteurs encore vierges de cette réapparition.